Take Shelter
Curtis est un homme qui a tout pour être heureux : un travail stable, une femme aimante et une fillette adorable, sans compter son chien Red et un magnifique pavillon pour accueillir ce petit monde. Pourtant, Curtis est victime d'hallucinations et de cauchemars à répétition depuis quelque temps. Ils en deviennent tellement obsédants qu'il est persuadé qu'une tempête va dévaster sa ville et peut-être plus. Est-il fou comme l'était sa mère ou a-t-il des visions prémonitoires ?
C'est avec un pitch de départ aussi intrigant qu'inattendu que Jeff Nichols amorce son second long-métrage. Le drame est sans conteste le moteur du film. La narration offre une approche contemplative d'un éventuel cataclysme. On ignore sa nature précisément, tout juste devine-t-on une tempête d'une violence inimaginable. Là encore est-ce une métaphore de la maladie, de la folie ou doit-on le prendre au pied de la lettre ? Cette ambiguïté se vérifiera tout au long de l'histoire et s'avère le principal intérêt de Take shelter : démêler les fantasmes de la réalité. Ce qui peut paraître évident ne l'est pas forcément lorsque ce genre d'événements nous touche de plein fouet ; a fortiori dans le cocon familial.
La tempête approche.
Il nous a été donné de voir des films catastrophes qui dépeignaient l'apocalypse en long, en large et en travers, mais jamais de cette manière. Encore moins avec la pudeur qui le caractérise et rend ce récit aussi poignant qu'étonnant, tant le pragmatisme qui en découle frappe le spectateur et s'insinue en lui pour créer une sensation de malaise permanent. Le cinéaste fait l'état des lieux de notre société et de son hypothétique avenir sans complaisance, ni effet tape-à-l'oeil. Les transitions entre rêve et réalité sont fluides et bien amenées. Il en ressort des passages saisissants où l'on peine à distinguer l'un de l’autre. Un peu comme son personnage principal.
L'on se rend rapidement compte que la famille occupe une place prépondérante. D'ailleurs, elle est le coeur même de l'intrigue. Sans elle, le combat de Curtis n'aurait pas lieu d'être. Il doute de ses visions, mais ne préfère prendre aucun risque pour protéger les siens, quitte à faire des choix irrationnels ou démesurés. Car avant tout, Take shelter se focalise sur ce cocon aux apparences faussement préservées et non sur la catastrophe à venir en elle-même. Certes, cette dernière est le centre de toutes les attentions, mais elle ne s'avère en fin de compte qu'un catalyseur pour mettre en exergue les failles des protagonistes et leurs relations. Tantôt attendrissantes, tantôt houleuses.
Un mauvais présage.
Sur ce point, Jeff Nichols frappe un grand coup. Michael Shannon, Jessica Chastain et Tova Stewart incarnent une famille unie et heureuse en dépit des problèmes qu'ils affrontent (notamment la surdité de Hannah). Outre des acteurs à la sobriété déconcertante, l'on retiendra des personnages attachants. Tant dans leurs comportements que dans leurs physiques, ils reflètent à la fois modestie et bonheur face à un regard jalousé de leurs amis. On peut donc considérer leur maison comme un refuge idéalisé confronté aux rumeurs environnantes. Un dernier point sur la performance de Michael Shannon dont l'interprétation laisse pantois d'admiration. Tour à tour père de famille aimant ou mari attentionné, il se transforme en un individu névrotique qui ne comprend pas ce qui lui arrive de la plus belle des manières. Un naturel déconcertant au service d'un personnage torturé et, par conséquent, très difficile à saisir. Pour en revenir rapidement sur l'ensemble, les acteurs de talents se révèlent crédibles et émouvants.
Dès lors, l'on s’interroge si la tempête n'est pas la représentation de la société ou plus précisément du système économique. Une entité autophage qui se nourrit des individus qui l'entretiennent (plus ou moins volontairement). Le travail exténuant, l'argent (les prêts à taux variables), les mondanités de circonstances ou les relations sociales. Une routine lénifiante qui lobotomise, à tout le moins conditionne, les êtres à la productivité et à la performance. Chaque séquence semble refléter une certaine forme de dénonciation d'un mode de vie insouciant et instable, comme si notre existence n'était qu'une vaste comédie destinée à flouer non pas la réalité, mais la vérité.
Le ciel leur tombe t-il sur la tête ?
En ce qui concerne les visions ou les cauchemars, les effets spéciaux sont discrets et s'incorporent dans l'intrigue au moment propice pour ne pas perdre de vue la menace imminente qui fond sur Curtis et ses proches. Une pluie ocre, les nuées désordonnées des oiseaux (l'on songe aux passereaux de La part des ténèbres), les tornades naissantes ou les nuages sombres à la stagnation angoissante, les manifestations sont annonciatrices du danger, mais entretient également la peur d'un avenir aussi obscur qu'indéfinissable. S'agit-il de signes, de coïncidences ou d'événements sans corrélations effectives ? L'ambiguïté est de mise tant dans cet aspect que dans le combat psychologique de Curtis pour affronter le cataclysme ou sa folie.
Loin des fastes hollywoodiens ou des navets qui s'amusent à nous ressasser encore et toujours les mêmes scénarios apocalyptiques (météorites, tremblements de terre, tsunami et consorts...), Jeff Nichols dépeint davantage une prise de conscience face aux abus d'un mode de vie éphémère et sans lendemain. À tout le moins, nous pouvons annoncer la fin d'un monde (et non du monde) sans grand danger étant donné le chemin qu'il emprunte. Enfin, pour ceux qui pesteraient contre un récit ennuyeux à souhait, il s'agit d'un drame fantastique et non d'un film d'action. Par conséquent, il est illogique et inapproprié en telle circonstance d'exiger des péripéties spectaculaires ou un rythme trépidant. Ce serait comme demander à Paris Hilton d'être intelligente...
Un film de Jeff Nichols
Avec : Michael Shannon, Jessica Chastain, Tova Stewart, Shea Whigham