Jack l'Éventreur
Malgré les multiples spéculations et les tout aussi nombreuses théories sur son identité, Jack l’Éventreur est resté une énigme dans les annales criminelles. Il a très tôt fasciné le public, au point de s’ancrer dans l’imaginaire collectif comme l’archétype du tueur en série. Par la suite, son mythe a perduré à travers des livres de faits, puis au centre de fictions littéraires et cinématographiques. L’une des plus célèbres transpositions demeure The Lodger, roman de Marie Belloc Lowndes qui était le premier ouvrage à proposer une explication sur son mobile, son mode opératoire et son identité. Sa notoriété est aussi due au métrage d’Hitchcock. En l’occurrence, le présent film n’est autre que la troisième version du récit après celle de Maurice Elvey.
Si certaines intrigues s’attachent à fournir un travail historique rigoureux, du moins dans le déroulement des événements, cette vision fantasmée de Jack l’Éventreur prend une certaine distance avec les faits. Certes, les ruelles du Londres victorien sont parfaitement reconstituées avec ses bas-fonds, ses bars et ses music-halls. Le fog impénétrable est également présent pour certaines séquences extérieures. Par ailleurs, il accentue le sentiment de mal-être et de vulnérabilité au détour des recoins miteux de Whitechapel. La description de la bourgeoisie des beaux quartiers est tout aussi précise et réaliste avec des maisons de maître imposantes, une évidente propension à l’oisiveté et à la futilité dans leur quotidien.
Mais le récit délaisse toute reconstitution des faits et des assassinats en eux-mêmes. D’ailleurs, on notera une liberté manifeste avec le profil des victimes qui, si elles sont toutes des femmes, ne sont désormais plus des prostituées, mais des actrices. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le film ne se focalise pas sur l’aspect sensationnaliste de l’affaire ou sur les investigations de la police. Traitement repris à maintes reprises avec plus ou moins de réussite. L’approche de John Brahm privilégie davantage l’atmosphère paranoïaque et angoissante qui hante la capitale britannique. L’impuissance des forces de l’ordre associée à un travail de sape de la part des journalistes accroît la psychose chez les citoyens.
Et c’est en accueillant un étranger chez eux que les peurs du monde franchissent le pas de porte de la famille Burton. Le comportement asocial et bizarre de monsieur Slade ne fait qu’accentuer les soupçons qui pèsent sur sa personne. Mensonges, rumeurs et non-dits ont tôt fait de désigner l’inconnu (quel qu’il soit), comme le coupable idéal. Le bouc émissaire que l’on veut mettre hors d’état de nuire pour mieux dormir. Tout au long du film, le climat de suspicion distille les indices au compte-gouttes sans pour autant être catégorique sur la culpabilité du principal intéressé. C’est dans cette maîtrise du suspense et du rythme que la version de John Brahm s’illustre particulièrement.
Soutenue par une photographie exceptionnelle où les jeux d’ombre sont parfois prémonitoires du sort de monsieur Slade, la réalisation se démarque par une parfaite direction d’acteurs. Si l’on peut regretter la présence trop effacée de George Sanders à l’écran, chaque comédien occupe une place de choix. En tête d’affiche, l’impressionnant Laird Cregar (dont c’est ici l’avant-dernier rôle) se distingue autant par sa carrure que par sa composition déstabilisante tant elle se veut cohérente et crédible. L’homme campe un personnage contradictoire, inquiétant et névrosé tant il est difficile à cerner dans ses motifs et ses réactions. Loin de dénaturer la vision fantasmée de Jack l’Éventreur, il lui offre un visage humain pour le moins troublant.
Au final, la version de Jack l’Éventreur et du roman The Lodger vu par John Brahm est une réussite indéniable, injustement oubliée au fil des années. Loin de vouloir de retranscrire l’affaire de l’Éventreur du point de vue historique, John Brahm privilégie une fiction réaliste sur ce qui aurait pu être le quotidien du tueur. Son identité restant un mystère soigneusement dissimulé sous un pseudonyme et une personnalité aussi séduisante que déconcertante. La prestation de Laird Cregar à l’écran y est pour beaucoup. Possédé par une atmosphère délectable et un suspense hitchcockien sur la culpabilité du principal suspect, on salue la subtilité de l’intrigue qui tient autant du film noir que de l’épouvante.
Un film de John Brahm
Avec : Merle Oberon, George Sanders, Laird Cregar, Cedric Hardwicke