Étrange Couleur des Larmes de ton Corps, L'
Sous ce titre mystérieux et séduisant se présente le deuxième long-métrage d’Hélène Cattet et de Bruno Forzani, près de cinq ans après Amer. Ce premier essai surprenant était passé inaperçu à l’époque pour cause de projections exclusives dans les festivals. La sortie dans un certain nombre de salles de leur nouveau film aura été la marque d’un grand pas en avant pour le duo de réalisateurs autodidactes, avant tout cinéphiles passionnés ayant finis par passer derrière la caméra. Tout comme Amer, L’étrange couleur des larmes de ton corps est un hommage à un sous-genre du cinéma italien des années 60 et 70 : le giallo !
Les amateurs du genre ne seront pas trop dépaysés
Reprenant l’esthétique léchée et la mise en scène maniérée de cette forme de thriller typiquement transalpin initiée par Mario Bava, les deux français exilés en Belgique confirment qu’ils en sont aujourd’hui les meilleurs pasticheurs, loin devant le moyen Berberian Sound Studio du britannique Peter Strickland sorti un an plus tôt. Le lieu de l’action n’est jamais énoncé et se limite à l’immeuble d’architecture "art nouveau" dans lequel se tient la majorité du récit, à l’exception d’une séquence filmée en extérieur, aux alentours de bâtiments d’architecture classique, simulant une Italie fantasmée.
La trame narrative ne déroge pas à la règle et s’inscrit elle aussi dans la veine alambiquée des scénarios des films charnières du giallo. Un homme rentre chez lui après plusieurs jours d’absence. Il trouve la porte de son appartement fermée de l’intérieur et sa compagne disparue sans laisser de traces. Ne sachant que faire face à cette situation troublante, il va tenter de mettre les choses au clair en interrogeant ses voisins avec l’aide d’un inspecteur de police. Rien n’est limpide dans cette histoire où tout est fait pour systématiquement semer le doute sur les postures réciproques des personnages. En bon giallo qui se respecte, l’intrigue joue avec les fausses pistes pour amener à une révélation finale. Bien qu’un peu tirée par les cheveux, la résolution apparaît comme le résultat d’une construction bien huilée, prenant ses distances avec l’abstraction et le minimalisme qui caractérisait le récit d’Amer.
Ce qui reste de leur premier film, c’est son esthétique ultra sophistiquée, visant à faire ressortir l'émotion au maximum. Cela se ressent particulièrement dans les scènes de meurtres, érotisées au possible, où la rencontre des lames de couteaux et des corps devient une véritable ode à la jouissance sadique. Le fétichisme de l’objet filmé est établi comme norme, à commencer par le somptueux immeuble dans lequel se déroule l’action et que la mise en scène hisse sans complexe au stade de personnage principal. L’habilité des réalisateurs à toujours aller au cœur de l’évènement traduit un talent et une maîtrise des différents niveaux du processus de création bien rodée malgré leur statut de débutants. Le style qu’ils imposent réside dans le fait de traiter l’intégralité des images de leur film avec la même minutie qui caractérisait les meurtres les plus marquants filmés par Dario Argento, notamment ceux de Profondo Rosso (1975), Suspiria(1977) ou encore Ténèbres (1982).
Fétichisme et érotisme sont de la partie
Tous les moyens sont bons pour construire l’image et lui donner la valeur souhaitée. Des filtres de couleurs, rouges, bleus, verts et autres, sont ajoutés pour donner une saveur tantôt fiévreuse, tantôt onirique à l'action. Les dialogues interviennent parfois grâce à un jeu d’écran splitté, simultané ou par alternance. Il y a une prédominance des plans rapprochés qui permettent une immersion au plus près de ce que vivent les personnages. Cela est accentué par l’utilisation du montage, l’outil ultime du style Cattet/Forzani qui créent un véritable cinéma du ressenti. Il faut dire à ce propos que le travail sur le montage son est à peu près aussi important que celui fait sur l’image. Les modulations sonores décuplent les effets créés par l’image et portent le spectacle à un niveau d’intensité rare. L’aspect expérimental de la forme et l’insistance portée sur l’agencement de l’image et du son qui fait la force du film, aura surement chez certains l’effet inverse, qui ne verront là que lourdeur et esthétisme sans intérêt.
Loin d’adresser de tels reproches, nous saluons la démarche des réalisateurs qui, avec ce film, ont donné naissance à une œuvre hors du commun, dont les images et les impressions restent durablement après la projection. S’il y a des points négatifs à souligner, ce serait d’abord la réutilisation de la musique composée pour les classiques du genre ainsi que la volonté des cinéastes de peut-être trop se complaire dans une école du passé, étrangère à leurs parcours. Après deux longs-métrages d’une qualité indéniable, la prochaine étape serait de parvenir à s’affranchir des frontières narratives, certes déjà très tordues, du giallo. La maîtrise de la forme étant pleinement acquise, la création d’un style total se jouera dans la capacité du duo à écrire des histoires aussi marquantes que les images qu’ils produisent.
Un film de Hélène Cattet, Bruno Forzani
Avec : Klaus Tange, Jean-Michel Vovk, Sylvia Camarda, Sam Louwyck