Shield of Straw
Le dernier film du cinéaste japonais propose le récit de cinq policiers chargés du transfert d’un prisonnier accusé du crime d’une enfant de sept ans et dont la tête a été mise à prix par le grand-père de la défunte, un puissant et richissime homme d’affaires. La somme proposée est telle que tous les individus croisés par les flics à l’occasion du transfert vont devenir des ennemis potentiels, avides de toucher l’incroyable somme d’argent promise par le milliardaire en échange de l’assassinat du criminel. Pour les policiers, le transfert va se transformer en véritable chemin de croix, d’autant plus qu’ils risquent leur vie pour un violeur d’un nihilisme particulièrement sauvage. Au péril de leur vie, ils vont tenter de l’amener à bon port.
Shield of Straw est l’incarnation du film dont l’apparente simplicité cache en réalité une complexité profonde et déstabilisante. Ce qui distingue le film de Takashi Miike de nombreuses autres ½uvres sur le même sujet, c’est que le récit ne propose aucune solution définitive quant à la problématique et, surtout, s’abstient de toute forme de jugement à l’encontre des personnages qu’il présente. Chacun des policiers, tout à la fois désireux de remplir sa mission et sceptique quant au fait de donner sa vie et de servir de « bouclier de paille » (d’où le titre du film) pour une crapule d’un tel calibre, va révéler sa véritable nature, entre honneur, lâcheté, cupidité et désir de faire respecter la justice. Le héros principal, un flic modèle, endeuillé par la perte de sa femme, a priori d’une intégrité et d’une rectitude à toute épreuve, et sur lequel repose l’intégralité du récit, fait lui-même preuve d’une duplicité fondatrice au cours d’un final tendu au bout duquel il hésite à rendre la justice et à abattre le criminel. Le personnage du violeur est également d’une ambiguïté fascinante, du fait de l’illisibilité des motivations qui sont les siennes : rien ne vient jamais donner du sens à sa brutalité et son absence totale de sens moral. Et, malgré cela, le spectateur est susceptible d’éprouver de l’empathie pour un personnage qui, après avoir tenté de violer une enfant, pleure à chaudes larmes lorsqu’il apprend la disparition de sa mère. Car, et c’est précisément là que réside le génie de la mise en scène de Miike, jamais le spectateur ne sent le moindre jugement de la part du cinéaste à l’encontre des personnages qu’il propose. A aucun moment le réalisateur ne propose de réelle explication, définitive et causale, des motivations justifiant les actes de chacun des personnages.
Pour cette raison, parce qu’aucune grille de lecture ne vient, in abstracto, définir le parcours des protagonistes, parce qu’aucune des actions des personnages n’est prévisible, parce que chaque étape du récit vient densifier la caractérisation psychologique de chacune des figures, le film ne cesse de travailler, émotionnellement, les acquis moraux du spectateur. Ce qui se cache derrière les ressorts policiers du long-métrage est bien évidemment la relation que le spectateur entretient avec la violence, d’autant plus dans une telle situation-limite où la protection d’un criminel sans foi ni loi met en danger la vie de policiers apparemment modèles chargés de le protéger. De surcroît, lorsque de simples civils prennent d’assaut le convoi pour liquider le criminel et toucher la récompense promise par l’homme d’affaires, la situation se complexifie davantage encore. Chacun des assaillants a ses raisons – sauver son entreprise de la faillite, subvenir aux besoins de sa famille endettée… Miike interroge le spectateur par le biais d’une mise scène d’une neutralité complète : ces raisons suffisent-elles à commettre le crime, quand bien même il ne s’agit « que » d’un violeur de la pire engeance ? La police doit-il protéger un tel criminel contre d’« honnêtes » citoyens sans ressources ? Et, plus profondément, la société peut-elle réellement éliminer la violence propre à l’être humain ? Les pistes brossées par le cinéaste japonais sont nombreuses et abîssales.
Ce rapport à la violence n’est bien évidemment pas nouveau, d’autant plus dans un certain cinéma de genre. Dès les années 70, de nombreux auteurs travaillent ce type de problématiques, que ce soit dans des ½uvres telles que L’Inspecteur Harry (Dirty Harry) réalisé par le maître Don Siegel en 1971, ou dans des revenge movies tels que le célèbre Un justicier dans la ville (Death Wish), mis en scène par Michael Winner en 1974 ou L’Ange de la Vengeance (Ms. 45), réalisé par Abel Ferrara en 1981. Ces films suscitent de nombreuses interrogations dès leurs sorties en salles en raison de leur exploration de la face trouble de la condition humaine, entièrement façonnée par la violence et la pulsion de mort. Shield of Straw poursuit et transcende ces problématiques au moyen d’une mise en scène à la fois jouissive et immersive, tour à tour brutale et quasi-parodique. La variation des tons parachève la déstabilisation du spectateur, dont les repères moraux sont constamment remis en cause. Et c’est cette déstabilisation qui explique peut-être les quolibets dont le long-métrage a fait l’objet à Cannes, dans le cadre d’un festival peu propice à ce genre de films frontaux et ambigus.
Un film de Takashi Miike
Avec : Nanako Matsushima, Tatsuya Fujiwara, Takao Osawa, Gorô Kishitani