Le fantôme de la rue Morgue
Précurseur et auteur remarquable dans bien des domaines littéraires, Edgar Allan Poe n’a pas son pareil pour manipuler les apparences et dépeindre des histoires aussi macabres qu’intemporelles. Parmi les récits les plus connus et les plus représentés, Double assassinat dans la rue Morgue est considéré comme l’un des fers de lance du roman policier moderne, et ce, près d’un demi-siècle avant la création de Sherlock Holmes. Rebaptisée Le fantôme de la rue Morgue, sans doute pour jouer davantage sur l’aspect surnaturel de l’affaire, cette version de 1954 succède au film de Robert Florey. Un métrage encore reconnu pour une reconstitution minutieuse et baroque du Paris du XIXe siècle.
Une intrigue à couteaux tirés
Quelle que soit l’époque, le choix d’adapter un classique de la culture populaire suscite autant de craintes que d’engouement. Au même titre que la vision et l’implication du réalisateur, le respect de l’œuvre original demeure une préoccupation fondamentale. En l’occurrence, l’intrigue du film de Roy Del Ruth emprunte quelques détours pour retranscrire les grandes lignes du récit de Poe. Si le contexte reste ancré au XIXe siècle, le traitement s’arroge les codes du polar moderne pour y instaurer un suspense hitchcockien. L’entame et la première partie du métrage s’attachent à valoriser l’insoluble énigme qui s’impose aux enquêteurs et aux témoins.
La reconstitution des faits et leur improbabilité découlent surtout des contraintes spatiales des lieux des crimes, mais aussi des limites physiques d’un homme. Quand bien même celui-ci serait une force de la nature. Le cinéaste privilégie alors une approche différente de son prédécesseur. Ici, il est question de mettre en avant l’animalité (et non l’animosité) qui sommeille en chaque être humain. Cela passe par des rapports de force psychologique et physique, parfois déséquilibrés. La scène d’introduction avec le lancer de couteau est un exemple particulièrement représentatif du ton donné. À savoir, l’instrumentalisation de la femme soumise à la volonté de l’homme.
Une nature morte en devenir ?
Car, pour des raisons qui ne seront pas divulguées dans ces lignes, la gent féminine est la victime des agissements du meurtrier. Les tenants de l’enquête sont bien amenés et relèvent d’une évolution rigoureuse pour passer d’une énigme aux frontières du fantastique à une justification rationnelle. Motif qui, encore aujourd’hui, demeure d’une originalité toute audacieuse. Toujours est-il que l’histoire parvient à entretenir son intérêt par le biais de situations variées, entre accusations, confidences et impossibles reconstitutions. On émettra un bémol sur le comportement de l’inspecteur Bonnard, trop influencé par les évidences et non par les points de détails inexpliqués.
Là où le film de Robert Florey offrait une formidable représentation des rues parisiennes de l’époque, force est de constater que le traitement diverge pour le présent métrage. Les espaces intérieurs sont bien exploités et mettent en avant une certaine promiscuité. Ce qui a le mérite d’accentuer l’incompréhension générale des meurtres et leur troublante facilité à les commettre. En revanche, l’environnement extérieur se cantonne à des plans beaucoup trop furtifs. Quant à l’exploration des toits parisiens, elle n’est guère évocatrice des prouesses de l’assassin. Comme pour appuyer les limites d’un décor ordinaire, on se sent obligé d’afficher des drapeaux tricolores un peu partout pour s’assurer de bien ancrer le cadre.
Un assassin qui crève l'écran... et la lucarne !
Au final, Le fantôme de la rue Morgue est une adaptation respectueuse de l’histoire de Poe. On y retrouve les grandes lignes rehaussées par le suspense propre aux films noirs des années1950. On apprécie la composition nuancée des interprètes, tout comme la subtilité de l’intrigue qui brouille les pistes avec une certaine maîtrise. Malheureusement, les très bons a priori se heurtent à une reconstitution en demi-teinte de la capitale française au XIXe siècle où les décors sans âme se succèdent. Une maladresse purement formelle qui n’enlève rien aux charmes du film, mais qui l’empêche d’accéder au statut de classique du cinéma. Entre épouvante et policier, une œuvre toujours aussi délectable.
Un film de Roy Del Ruth
Avec : Karl Malden, Claude Dauphin, Patricia Medina, Steve Forrest