Les dossiers de l'impossible
Le dossier Oak Island
Le mystère de l’Île-aux-Chênes (ou d’Oak Island de son nom anglophone), que d’aucuns considèrent comme la plus grande énigme du temps de la piraterie, résiste à toute tentative de décryptage depuis plus de deux siècles. Depuis le 23 juillet 1795 pour être exact, date à laquelle le jeune Daniel McGinnis décide d’explorer l’atoll qui déploie ses 5.700 mètres carrés de terres inhabitées dans la baie de Mahone, au Canada. À l’époque, la rumeur veut que l’île soit hantée par des fantômes, des esprits malins ou d’autres créatures maléfiques. Les autochtones gardent d’ailleurs le souvenir, lointain, de mystérieuses lueurs aperçues à la tombée de la nuit, et c’est probablement par goût de l’aventure que, ce matin-là, Daniel McGinnis débarque sur la plage de l’Île-aux-Chênes.
Au cœur de l’épaisse forêt, il ne tarde pas à découvrir une vaste zone déboisée dont le seul rescapé, un chêne centenaire, veille sur les souches de ses frères décimés. Une poulie en bois, semblable à celles utilisées pour tendre les voiles des navires, pend à l’une de ses branches, juste au-dessus d’un curieux affaissement du sol. On dirait que quelqu’un y a enseveli un précieux secret et, à en juger par l’état de la végétation alentour, les travaux doivent remonter à plusieurs années, voire à plusieurs décennies. Pour le jeune McGinnis, aucun doute, il s’agit là de l’œuvre de pirates, connus pour utiliser les îles de la baie comme point d’attache. L’un d’eux y a-il enterré son trésor ? Le capitaine William Kidd aurait notamment déclaré à son équipage, au sujet de l’Île-aux-Chênes, « ci-gît mon plus beau trésor ». C’est pour le découvrir que Daniel revient, dès le lendemain matin, accompagné de deux amis.
À trois mètres de profondeur, le trio butte sur une rangée de dalles, signe évident que quelque chose a été enfoui à cet endroit. Mais, à leur grande déception, elles ne dissimulent rien d’autre que de la terre, toujours plus de terre. Ils continent donc de creuser et, encore trois mètres plus bas, ils se heurtent à une plate-forme faite de madriers en chêne. Sous elle, de la terre tassée, de l’argile et de la roche, mais toujours aucun signe d’un quelconque trésor.
Ils creusent encore trois mètres avant de tomber sur une seconde plate-forme. Conscients de ne pas pouvoir s’aventurer plus loin sans moyens supplémentaires, les jeunes gens abandonnent leur quête, déclenchant ainsi la plus incroyable chasse au trésor de l’Histoire, celle de l’inviolable et énigmatique « Money Pit »[1].
En 1802, la Onslow Company reprend les choses en main. Ses ouvriers dépassent sans problème le niveau atteint dix ans plus tôt par McGinnis et ses amis. S’enfonçant toujours plus profondément dans les entrailles de l’île, ils découvrent à leur tour, tous les dix pieds, des plates-formes recouvertes tantôt d’algues séchées, tantôt de charbon et même de filaments de coco.
Aux alentours des trente-trois mètres de profondeur, une première découverte intéressante est enfin faite sous la forme d’une lourde dalle de pierre gravée, au verso, d’une inscription dans un langage indéchiffrable. Celle-ci est mise de côté avant que les ouvriers s’arrêtent pour la nuit. Au petit matin, quelle n’est pas leur surprise de découvrir que le puits s’est rempli aux trois quarts d’eau ! D’où provient-elle ? Personne n’en a la moindre idée. Et, surtout, pourquoi le puits ne s’est-il pas rempli plus tôt ? Des semaines durant, les hommes écopent à l’aide de seaux et des pompes improvisées, sans parvenir à faire baisser le niveau de l’eau qui afflue sans cesse.
Le fameux Money Pit
En désespoir de cause, au printemps suivant, ils se résignent à creuser un second puits dans l’espérance d’atteindre le trésor au moyen d’une voie détournée. Ils descendent jusqu’à trente-sept mètres, puis bifurquent vers le puits principal. Au moment où ils l’atteignent, l’eau commence à jaillir avec force dans le conduit. Les ouvriers n’échappent que de justesse à la noyade. Le deuxième puits se retrouve, lui aussi, inondé en quelques heures.
Certains s’interrogent : l’eau a commencé à jaillir lorsqu’on a enlevé la dalle gravée. Agissait-elle comme un bouchon ? La réponse importe peu puisqu’au final la Onslow Company abandonne les recherches, lesquelles ne reprendront qu’une quarantaine d’années plus tard, en 1849, sous la houlette de la Truro Company. Il ne s’agit plus cette fois de creuser, mais d’effectuer des forages afin de découvrir, une bonne fois pour toutes, ce qui se cache au fond du Money Pit. Les premiers résultats confirment les espoirs les plus fous : après avoir dépassé le neuvième palier, la foreuse traverse dix centimètres de bois et rencontre quelque chose décrit comme du « métal en morceaux ». Lorsque le foret est remonté, on y prélève des échantillons de chêne et ce qui ressemble à trois maillons d’une chaîne de gousset en or.
Persuadés d’avoir enfin atteint la chambre au trésor, les chercheurs ne sont pourtant pas au bout de leurs peines : l’eau dans le puits ne peut être évacuée, même à l’aide de pompes manuelles. On constate néanmoins que celle-ci est salée, ce qui signifie qu’elle provient de la mer et que le puits y est donc relié de quelque manière que ce soit.
Photo d’époque du chantier
On finit par trouver dans une crique voisine nommée Smith’s Cove, située à une centaine de mètres de là, un endroit d’où l’eau s’infiltre. Les ouvriers de la Truro enlèvent aussitôt le sable et le gravier, et s’aperçoivent avec stupeur que la plage tout entière a été recouverte d’une couche compacte de galets entre lesquels on a tassé des algues et des filaments de noix de coco. En d’autres termes, quelqu’un s’est donné la peine de transformer ce tronçon de plage en éponge, avant de recouvrir le tout à l’aide de sable ! Un travail titanesque ponctué par cinq canaux recouverts de roches plates. À marée haute, l’eau s’engouffre dans ces conduits, qui se rejoignent en un tunnel souterrain à destination du puits au trésor. On réalise alors que les plateformes de chêne empêchaient la mer de l’inonder.
Qu’à cela ne tienne ! Un puits supplémentaire est creusé en parallèle du premier afin de permettre l’élaboration d’un tunnel passant sous le puits d’origine. Mais au cours de l’excavation, le fond du puits d’origine s’effondre, provoquant également l’inondation du nouveau puits. La Truro Company, ruinée, abandonne les travaux avant d’être dissoute en 1851. Il faudra attendre une autre dizaine d’années pour que le chantier soit réactivé.
Les fouilles vue du ciel
Cette nouvelle tentative est l’œuvre de la Oak Island Association, laquelle décide de tout reprendre à zéro. Elle effectue également des travaux à Smith’s Cove dans l’espoir de fermer et de sceller les canaux d’irrigation. Pourtant, chaque nouvelle tentative d’excavation se solde par un échec, à cause de la marée qui finit toujours par franchir les barrières mises en place. Un premier décès accidentel survient à l’automne 1861 lorsque la chaudière d’un moteur de pompe éclate.
La Oak Island Association, en situation financière délicate, se lance alors une utile tentative pour remonter le trésor, car sa découverte permettrait à la compagnie de se refaire une santé. En vain. Ruinée, la Oak Island Association abandonne ses efforts.
Peu après, James Liechti, professeur de français et d’allemand à l’université d’Halifax, déchiffre enfin le message gravé sur la lourde dalle trouvée 60 ans plus tôt par les ouvriers de la Onslow Company. L’inscription est inscrite en caractères Tifinagh, une langue d’Afrique du Nord, mais le message est en anglais : « forty feet below two million pounds buried ». Traduction : 40 pieds plus bas sont enterrées 2 millions de livres.
Reproduction de la dalle gravée qui aurait été trouvée dans le puits, puis déchiffrée par James Liechti
Cette découverte incite ce qu’on appellera la « Halifax Company » à rouvrir les fouilles, mais n’ayant rien trouvé d’intéressant, le groupe jette à son tour l’éponge en 1867, et il faudra attendre près de 30 ans pour qu’une autre expédition soit financée. Cette fois, les gros moyens sont déployés. Des échantillons de forage sont prélevés. L’un d’eux fait remonter à la surface un minuscule morceau de parchemin en peau de mouton. Celui-ci comporte deux lettres écrites à l’encre de Chine. C’est alors que survient la deuxième mort accidentelle, mais galvanisés par la découverte du parchemin, les hommes décident de continuer.
Cinq trous sont forés dans le sol le long du tunnel d’irrigation qui relie Smith’s Cove au puits. On y insère des charges de dynamite et on fait tout sauter afin de stopper l’irrigation. Dans la foulée, l’eau est pompée avec succès pour la première fois en 90 ans. Le forage du puits peut reprendre. À 50 mètres de la surface, la foreuse rencontre ce qui semble être du ciment, et sous le ciment, du bois, puis un mètre de métal, puis de nouveau du bois et encore du ciment. Les forages continuent, se multiplient, des effondrements surviennent. Après des années de travail, dans l’amoncellement de boue et de gravats, les hommes ne parviennent plus à localiser le puits d’origine. Face à ce nouvel échec, les entrepreneurs décident d’abandonner.
Leurs successeurs ne rencontreront guère plus de succès. À l’aube du XXIe siècle, l’Île-aux-Chênes et ses mystérieuses richesses ont coûté des millions de dollars, ruiné plusieurs compagnies, fait couler des rivières de sueur et emporté au moins six vies humaines, le tout pour un résultat médiocre. Pourtant, les chasseurs de trésor continuent d’espérer, même si la difficulté du travail s’est considérablement accentuée. En effet, l’île a tant et si bien été creusée qu’elle s’est transformée en gigantesque bourbier. Les chênes qui lui ont donné son nom ont disparu depuis des lustres, et plus personne n’a la moindre idée de l’endroit où Daniel McGinnis a donné le premier coup de pelle.
Le trésor de William Kidd risque de dormir encore longtemps…
[1] Puits de l’argent