Les dossiers de l'impossible

Le Dossier de l'expédition Donner

1846, la Californie est encore mexicaine et peuplée en majorité d’indigènes aux langages divers. San Francisco n’est qu’un village branlant de deux cents âmes et le paysage de la région, nu, demeure entièrement vierge de tout urbanisme, hormis quelques ranchs érigés çà et là et l’une ou l’autre mission religieuse. La fièvre de l’or n’y a pas encore attiré des milliers d’âmes conquérantes ; l’Ouest Américain accueille néanmoins quelques explorateurs en quête d’une vie meilleure, ainsi que des patriotes qui veulent simplement repousser les frontières de la civilisation américaine.

Mais peu importent les raisons de leur exil, tous doivent malgré tout emprunter une piste rocheuse longue de plusieurs milliers de kilomètres qui arpente les déserts et louvoie entre les montagnes : le California Trail.

Les traces des pionniers sont encore visibles de nos jours sur le california trail. (Photo: Paul Hermans via Wikipedia, CC BY-SA 3.0)

C’est à l’été 1846 que deux familles de pionniers, les Donner et les Reed, s’y rassemblent pour faire route de concert. Aux hommes, femmes et enfants Donner-Reed s’ajoutent leurs employés, ce qui porte leur nombre a une soixantaine.

Pour s’orienter, tous comptent sur un livre de voyage intitulé Emigrants’ Guide to Oregon & California d’un certain Stanford Hastings, lequel recommande aux pionniers à emprunter un raccourci censé épargner aux voyageurs plus de 500 kilomètres de route. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que Hastings n’a jamais fréquenté ce chemin. En revanche, il a conclu un marché avec un homme possédant un comptoir dans la région.

Confiantes, les familles Reed et Donner s’engagent donc dans le « Hastings Cutoff » à la fin du mois de juillet. La route est ingrate, la progression lente : les voitures parcourent à peine plus de deux kilomètres par jour. Par conséquent, vers la fin du mois d’août, l’atmosphère paisible du cortège se tend, d’autant plus que ce dernier s’est grossi de plusieurs marcheurs imprévus qui ont simplement rejoint la procession. On dénombre désormais plus de 80 personnes. Le groupe se met à douter de l’itinéraire d’Hastings, mais ils sont trop engagés : il est désormais trop tard pour faire demi-tour.

Carte de la route empruntée par l'expédition, montrant le raccourci de Hastings.

Il faut donc continuer, malgré l’épuisement généralisé et le moral dans les chaussettes. Le manque de vivres commence à se faire sentir, les réserves d’eau s’amenuisent. Comble de malheur, le paysage devient plus aride à chaque jour qui passe. Peu à peu, on abandonne le bétail, puis les chevaux morts de soif.

Vers la fin du mois de septembre, malgré tous leurs déboires, les membres de l’expédition Donner-Reed finit par rejoindre leur chemin originel. Le « raccourci » leur a fait perdre un mois, mais ils sont enfin revenus sur le tracé initial. Sauvés !

Sauf que non. Ce mois perdu va se payer cher : le soleil accablant passe désormais le relais au froid d’octobre. Les esprits s’échauffent. L’expédition se fragmentent en petits groupes méfiants les uns des autres. Comble de malheur, les tribus indiennes profitent de cet état de faiblesse pour attaquer et voler les pionniers.

James Frazier Reed et Margaret Keyes Reed

L’expédition se transforme en un cortège d’explorateurs en haillons et malnutris, c’est dans cet état qu’ils sont obligés de s’attaquer, le 20 octobre, à la dernière difficulté du voyage : le col qui toise le Lac Tuckee (et qui deviendra célèbre sous le nom de Donner Pass), dominant l’inhospitalière Sierra Nevada. Les pionniers entament son ascension le cœur vaillant, mais avec peine face au cruel destin qui a décidé de leur jouer un ultime mauvais tour : l’hiver 1846 s’avère particulièrement rigoureux, et les neiges font leur apparition un mois plus tôt que d’ordinaire. Le passage se retrouve bloqué début novembre, forçant les pionniers à rebrousser chemin et à s’établir en bordure du Lac Tuckee.

Le Donner Pass, photographié lors d’une expédition de reconnaissance des années 1870

Courageusement, les pionniers bâtissent des cabanes en rondins, mais la pluie ne leur laisse aucun répit, tandis que les tempêtes de neige s’intensifient et que les derniers survivants de leur bétail succombent. Leurs carcasses gelées s’échangent à prix d’or entre les familles. On mange de la peau de bœuf bouillie, avant de s’attaquer à celles du toit des cabanes, puis aux tapis qui isolent le sol.

Pendant ce temps, une expédition de secours est mise sur pied. Lorsque celle-ci parvient enfin à rallier le Lac Tuckee à la mi-janvier, ils y découvrent un spectacle terrifiant. De nombreux pionniers ont succombé au froid ou à la faim, tandis que certains rescapés ont eu recours au cannibalisme pour survivre, grignotant les cadavres de leurs compagnons d’infortune. 87 personnes avaient pris part à l’expédition, seules 48 atteindront leur destination en vie. Cet épisode cauchemardesque sera popularisé dans les journaux à sensation sous le nom de « Donner Party ».

La 28e page du journal d'un certain Patrick Breen, où sont consignées ses observations de la fin du mois de février 1847, notamment « Mme Murphy a dit hier qu'elle pensait commencer à s'occuper de Milt et le manger. Je ne pense pas qu'elle l'ait encore fait. »

Un an plus tard, en 1848, commence la plus grande aventure de l’Ouest américain lorsqu’in charpentier nommé James Marshall fait bâtir une scierie sur la rive de l’American River et y déniche, à sa grande surprise, des paillettes d’or. C’est le début de la Ruée vers l’Or, qui précipite la plus grande migration humaine de l’histoire des États-Unis vers la Californie. San Francisco sort de son isolement pour devenir en quelques années une métropole effervescente. Le California Trail se transforme en autoroute pétrie de promesses, tandis que le « Hastings Cutoff », jugé trop dangereux (en partie à cause des déboires médiatisés de l’expédition Donner) tombe dans l’oubli.

Plusieurs œuvres audiovisuelles ont, bien entendu, pris pour base le terrible destin de l’expédition Donner-Reed, notamment le documentaire The Donner Party de Ric Burns et le film Vorace avec Robert Carlyle et Guy Pearce. À noter que dans Shining de Stanley Kubrick, Jack Torrance – le personnage interprété par Jack Nicholson – évoque l’incident en présence de sa femme et de son fils alors qu’ils sont en route pour l’Hôtel Overlook.

 

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Vorace
The Donner Party
Donner Pass
Blood Snow