Les innocents
En manipulant la perception du spectateur, Les innocents est une véritable leçon de cinéma, maîtrisant les fondamentaux du fantastique et l’approche psychologique de son intrigue. Une adaptation inoubliable du Tour d’écrou à l’atmosphère gothique délectable.
Dans le domaine du fantastique, certaines œuvres littéraires du XIXe siècle demeurent des classiques qui, non contents de poser les bases d’un genre, le transcendaient à travers des intrigues intemporelles. On songe à Edgar Poe, Mary Shelley, Oscar Wilde ou encore Bram Stoker. Dans la même veine, Henry James a écrit Le tour d’écrou, roman remarquable en tout point, tant dans sa prose que dans son atmosphère propre aux récits victoriens. Première adaptation cinématographique, et sans doute la plus célèbre, la version de Jack Clayton n’est pas en reste avec Truman Capote en guise de scénariste. Et s’il ne fait pas l’ombre d’un doute que son film fait office de classique, il n’en demeure pas moins un objet de contemplation et de curiosité rarement atteint dans le domaine.
Au-delà de qualités purement formelles, Les innocents entretient le mystère qui l’entoure par un récit ambivalent au possible. Les fantômes sont-ils réels? Est-il uniquement d’hallucinations nourries par l’imagination de la gouvernante? De l’ouverture à l’ultime scène, chaque plan, chaque dialogue, est un prétexte à l’interprétation du spectateur. Cela passe en partie par de subtiles allusions placées dans les échanges, mais aussi dans les non-dits ou les aveux qu’on évoque à demi-mot. Qu’il s’agisse de simples conversations entre adultes ou avec les enfants, la qualité d’écriture permet de faire avancer l’histoire en lui apportant une réelle densité dans les propos tenus.
L’angle d’approche et la mise en scène contribuent également à susciter le doute. L’exploitation de l’environnement, le manoir et la propriété, présente d’intéressantes pistes de réflexion quant au passif de la demeure. De jeux de clair-obscur aux cadrages soignés, la réalisation se pare d’une ambiance exceptionnelle. La présence du noir et blanc offre un cachet supplémentaire. Ce choix magnifie les séquences en extérieur et rend les couloirs et les pièces du manoir plus lugubre à la nuit tombée. Mais ce n’est pas dans l’épouvante même que l’histoire se distingue. Comme évoqué précédemment, le traitement se tourne vers l’aspect psychologique de la hantise. D’ailleurs, celle-ci ne sera jamais véritablement énoncée comme telle.
Il est vrai que certains passages concourent à mettre le spectateur en condition. L’éclairage tamisé des chandeliers et des bougies, les apparitions furtives par l’entremise d’une fenêtre, l’exploration de parties «abandonnées» du manoir... Mais la véritable appréhension réside dans les réactions des enfants et cette tension progressive qui vient (ou non) accroître les suspicions de la gouvernante. À ce titre, il émane une profonde maturité dans leur manière de s’exprimer ou de se comporter. À la fois déstabilisant et malsain, ce choix est servi par une volonté évidente de corrompre l’innocence, sous toutes les formes qu’elle puisse emprunter et pas uniquement dans les plus explicites.
Et c’est dans cette plongée progressive dans la folie que le spectateur perd ses repères, ne sachant plus ce qu’il faut croire. L’empathie fonctionne pour ressentir les tourments du personnage principal. Il n’y a aucune distinction entre les apparitions, les fantasmes et la réalité. L’on est parfois tenté d’envisager l’aliénation de la gouvernante, notamment avec des visions qu’elle essaye de partager avec des témoins, en vain. Considérations rapidement contredites par les séquences suivantes. De fait, tout l’intérêt du métrage est de brouiller les pistes et de fournir des explications, elles aussi, sujettes à plusieurs niveaux de lecture de la part du public.
Au final, Les innocents s’impose comme une pièce maîtresse du fantastique victorien. Parfaite représentation du livre d’Henry James, le film de Jack Clayton préserve son aura de mystère et ses secrets par l’intermédiaire d’une mise en scène ingénieuse à tout point de vue. Encore objet de spéculation sur la teneur des événements dépeints, l’intrigue joue de faux-semblants et d’allusions pour mieux déstabiliser le spectateur. Il en ressort une incursion psychologique probante soutenue par une interprétation sans faille de la part des acteurs adultes et enfants. Un film de fantômes sans pareil où la qualité d’écriture rejoint une ambiance oppressante, presque palpable tant elle révèle les errances des protagonistes.
Un film de Jack Clayton
Avec : Deborah Kerr, Peter Wyngarde, Megs Jenkins, Michael Redgrave