La Falaise mystérieuse
Le cinéma américain des années 1940 est particulièrement apprécié pour ses comédies musicales, ainsi que l’avènement du film noir. En pleine tourmente de la Seconde Guerre mondiale, la première moitié de la décennie marque aussi un tournant dans les productions fantastiques, notamment celles ayant trait aux histoires de fantômes. Ce type d’intrigue, comme le genre, fait surtout l’objet d’incursions légères où le caractère humoristique les assimile davantage à des comédies. À bien des égards, La Falaise mystérieuse constitue un précédent. Première (et meilleure) réalisation de Lewis Allen, l’approche « sérieuse » est également inédite pour les studios Paramount.
Profitant d’un budget confortable, le metteur en scène a toute largesse pour développer sa vision artistique. Ce qui est assez rare pour le souligner. Force est de reconnaître qu’il s’essaye à de véritables expérimentations cinématographiques. En cela, le traitement se veut très sensitif. Preuve en est avec l’évocation d’un parfum de mimosa qui suggère la présence spectrale au sein des lieux. Mais les entités de l’au-delà sont également suggérées par d’autres processus, tout aussi ingénieux, notamment le comportement du chien en début de métrage ou encore l’importance de la température des pièces. Ce dernier point est aussi un indicateur précieux sur les émotions des protagonistes.
Loin de frasques spectaculaires promptes à caricaturer les phénomènes paranormaux, le traitement privilégie une approche psychologique, à la fois novatrice et moderne pour l’époque. D’ailleurs, les apparitions sont rares et passent, là encore, par des sons diffus, des sanglots, des rires. La sensation d’une présence invisible est réelle et est particulièrement bien amenée au gré des séquences. Il ne s’agit pas uniquement de focaliser les épisodes de hantise en pleine nuit, mais d’auréoler l’intrigue d’une aura mystérieuse lors des phases diurnes. En l’occurrence, on ne recherche pas forcément une oppression permanente. Le procédé met surtout l’accent sur le caractère énigmatique de l’affaire.
Le cadre se révèle donc étonnamment avenant. L’éclairage, la saisonnalité printanière ou l’espace vaste des pièces. On ne se situe pas encore dans une image lugubre et gothique, comme on pourra le constater avec des classiques tels que La Maison du diable ou La Nuit de tous les mystères. On retrouve d’ailleurs cette tonalité légère évoquée plus haut. Bien qu’elle soit secondaire, elle s’insinue dans l’intrigue de manière régulière par quelques traits d’humour et des échanges bien sentis. L’ensemble peut paraître déconcertant d’alterner avec un aspect plus « grave ». Toutefois, les différentes facettes du récit sont bien équilibrées.
Cela vaut également lorsque les protagonistes enquêtent sur le passé de la demeure. Sur ce point, on se rapproche des films à énigmes, semblables à One Body Too Many. On pourrait même appuyer la comparaison jusqu’à instaurer le doute quant à la véracité de la hantise. Cependant, le propos écarte assez rapidement toute rationalité pour se concentrer sur l’origine de ces errances fantomatiques. L’occasion est donnée de traiter de sujets sensibles, voire tabou pour l’époque, comme l’homosexualité. L’avant-gardisme dont fait preuve l’histoire rejoint alors celui de la mise en scène pour faire de La Falaise mystérieuse une œuvre audacieuse et ambitieuse.
À raison, le film de Lewis Allen est bien souvent comparé à Rebecca d’Alfred Hitchcock. On songe au cadre de la maison, proche d’une falaise. Dès lors, le domaine de Windward est le pendant de Manderley. Cependant, ce n’est pas la seule occurrence entre ces deux productions de qualité. L’obsession amoureuse qui hante les protagonistes dissimule également des femmes à la personnalité écrasante. Le passé est donc beaucoup plus apparent que le présent lui-même. Les intervenants vivent autant dans l’ombre que dans le souvenir du ou des défunts. Cette connivence entre les cinéastes et leur œuvre respective (toutes deux basées sur des romans) ne s’arrête pas en si bon chemin, car Hitchcock renverra la politesse à son confrère en y faisant de nouveau allusion pour Sueurs froides.
Au final, La Falaise mystérieuse réinvente le film de fantômes de la plus belle des manières. S’il affiche un premier degré qui tranche avec le comique des productions de l’époque, le métrage de Lewis Allen n’en est pas pour autant sinistre. Le réalisateur parvient à susciter l’angoisse d’une maison hantée par la simple suggestion et une photographie de qualité. Toute la singularité du film tient à s’amuser du contraste entre des lieux accueillants et un élément perturbateur jugé inquiétant et incompréhensible. L’approche du fantastique est tel qu’on pourrait presque le qualifier de contes féériques contemporains, comme le fera, trois ans plus tard, Joseph L. Mankiewicz pour L’Aventure de madame Muir. À la fois habile, maîtrisé et malicieux dans son traitement, un incunable du septième art.
Un film de Lewis Allen
Avec : Ray Milland, Ruth Hussey, Donald Crisp, Cornelia Otis Skinner