L'enfer
La Divine Comédie est à la littérature ce que Mona Lisa est à la peinture. Un chef d’œuvre qui tient du génie autant dans sa prose que dans son inéluctable progression dans les cercles successifs de l’enfer. Ancré dans l’imaginaire collectif, le texte de Dante est un véritable objet de fascination et pas forcément pour les érudits. À la manière de la Bible, sa découverte peut se faire d’une traite (de l’enfer au paradis, en passant par le purgatoire) ou par la lecture de chants distincts. Quelle que soit l’approche, le périple de Dante se fait nôtre à travers une plongée progressive et initiatique au sein des différents cercles de damnation. Une vision tourmentée et cauchemardesque que le cinéma expressionniste s’est empressé d’adapter…
On marche sur la tête en enfer !
Comme son titre l’indique, L’Enfer se concentre sur la partie la plus spectaculaire (et la plus connue) de l’œuvre de Dante Alighieri. Cette production ambitieuse est d’autant plus extraordinaire qu’elle survient dans un contexte artistique encore balbutiant. Les premiers films du cinéma italien sortent aux alentours de 1905, accusant plus d’une décennie de retard sur le travail des frères Lumière et de Georges Méliès. Au début des années 1910, la longueur des métrages évolue. De courts-métrages, on tente de réaliser des films qui dépassent la demi-heure, puis l’heure. Les 65 minutes de L’Enfer affichent clairement les ambitions des metteurs en scène.
Autre élément fondateur qui augure déjà d’un traitement avant-gardiste, L’Enfer s’adresse à deux publics différents. Ceux qui ne connaissent pas ou n’ont pas lu La Divine Comédie, les érudits et les amateurs avertis. Contrairement aux idées reçues, cette approche expérimentale démontre que le divertissement n’est pas incompatible avec la culture. Le succès du film en est la preuve cinglante, notamment par sa présence dans les salles obscures près de dix ans après sa sortie initiale ! Un véritable pied de nez à la scission actuelle entre cinéma de genre, jugé populaire, et cinéma d’auteur, dont les relents élitistes ont tôt fait de mépriser les premiers.
A moins que ces dernières ne poussent comme des champignons...
L’émergence des intertitres entre chaque scène ne fait pas ici l’objet de dialogues pour illustrer les échanges ou l’odyssée de Dante. Leur présence présente La Divine Comédie et les séquences qui leur succèdent. Ainsi, les images ne tiennent pas uniquement à la seule connaissance et interprétation du spectateur, au risque parfois de le perdre dans une certaine mécompréhension. Cet accompagnement narratif permet de rendre accessible l’histoire à toutes et à tous afin que chacun puisse en assimiler toute la symbolique et la subtilité. Cela, sans se sentir lésé. On ne parlera pas de vulgarisation, mais d’un côté didactique fortement appréciable pour les uns, nullement répétitif pour les autres. Procédé également employé dans la trame de Häxan – La Sorcellerie à travers les âges.
Visuellement, L’Enfer multiplie les plans iconographiques et use des techniques du film à trucs. Celles-ci ont été mises au point en grande partie par Georges Méliès. L’incrustation d’images ou de personnages sur fond noir, la disparité des échelles de taille pour exposer la présence de géants… La débauche de « trucs », que l’on peut considérer comme les ancêtres des effets spéciaux, offre une représentation graphique extrêmement riche et audacieuse. Ce choix artistique vient appuyer la valorisation de nombreuses séquences prises en extérieur, alors que le tournage en studio était la norme. La mise en scène parvient ainsi à inverser l’aspect surréaliste de l’enfer, extrêmement tangible, par ses environnements naturels, et la rationalité de notre monde à travers des décors factices pour des reconstitutions réussies.
Le festin de Satan en personne
Au final, L’Enfer est un film ambitieux et accessible qui se solde par un chef-d’œuvre méconnu du cinéma expressionniste. L’histoire est soutenue par une bande-son mélancolique traduisant les souffrances et l’absence d’espoir au sein des neuf cercles de l’enfer. Par l’entremise de plans fixes qui évoquent à certains égards les gravures de Gustave Doré (la porte des enfers, les damnés dans le cercle de la luxure…), L’Enfer offre une vision artistique aussi déstabilisante que fascinante. Ce métrage parvient à retranscrire l’atmosphère de la première partie de La Divine Comédie dans tout ce qu’elle suggère. Souffrances, peur de la damnation éternelle, ironie des châtiments et démons persécuteurs, sans oublier l’aspect obsessionnel lié à Béatrice. Une œuvre marquée par le divin et le génie humain.
Un film de Francesco Bertolini, Adolfo Padovan, Giuseppe de Liguoro
Avec : Salvatore Papa, Arturo Pirovano, Pier Delle Vigne, Augusto Milla