Rendez-vous avec la peur
Entre le polar et l’épouvante, Rendez-vous avec la peur joue sur une terreur toute suggestive. Le spectateur se retrouvant constamment ballotté entre le doute et la certitude de toucher au cœur de son mystère. Un film fort, habile et maîtrisé qui préserve à juste titre son statut d’œuvre culte.
Considéré à juste titre comme un cinéaste de grand talent, Jacques Tourneur s’est un temps détourné du fantastique. Fervent défenseur du paranormal et de l’occultisme, il fournit à la fin des années1950 l’un de ses longs-métrages les plus emblématiques, et ce, pour de nombreuses raisons. Le contexte de l’époque n’étant guère enclin à exploiter certains sujets (notamment les sectes sataniques et le paganisme), Rendez-vous avec la peur s’impose comme une réalisation culte et avant-gardiste. Mais le résumer à un simple film d’épouvante occulterait l’alchimie des genres qui s’y développent. Soixante ans après sa sortie, l’œuvre de Tourneur demeure-t-elle toujours aussi forte et percutante?
Contrairement à bon nombre de productions de cette période ou actuelles, Rendez-vous avec la peur ne tente pas d’effrayer par des mécanismes éculés. Artifices qui auraient gagné un cachet délicieusement désuet avec le temps. Cela peut paraître surprenant, surtout au vu d’une entame à la limite du grotesque, mais la majeure partie de l’intrigue repose sur le doute rationnel de croire en une peur particulière, irrationnelle par essence. Dès lors, le cinéaste s’adonne à un habile jeu de faux-semblants, de suggestions soigneusement manipulées pour générer l’incertitude chez le spectateur. Force est de reconnaître qu’il excelle dans ce domaine.
Pour ce faire, il utilise la carte du pragmatisme et du scepticisme en adoptant le point de vue cartésien de son personnage principal. Les justifications scientifiques font preuve de cohérence et d’objectivité pour expliquer les faits. La rigueur est également de mise dans la progression des investigations. Les déductions sont logiques, notamment sur les techniques de manipulation pour amener à adhérer à une forme de croyances. On tend constamment à revenir sur les chantiers balisés de la raison. En ce sens, l’approche inhérente au polar contemporain (pour l’époque) et l’atmosphère pesante appuient cette orientation qui fait montre de recul dans l’exposition de ses thématiques. Et pourtant...
Pourtant, on ne peut s’empêcher de remarquer les failles ou certaines situations qui écartent de prime abord toutes explications qui entrent dans la normalité. À ce titre, le film évoque aussi bien le «satanisme moderne», le paganisme, le folklore celtique avec la présence des mégalithes de Stonehenge ou la pratique des runes. L’histoire tourne principalement autour du docteur Karswell, personnage qui rappelle un certain Aleister Crowley dans son développement. On regrette simplement que les éléments annexes ou les livres d’occultisme ne soient guère mis en valeur. La quête du protagoniste étant de démystifier les agissements de Karswell et non de les comprendre.
Il est vrai que la présence du démon au début et en fin de métrage casse cette dynamique souhaitée par le réalisateur. Au risque d’éventer le mystère avant qu’on ne le découvre. Même pour l’époque, les trucages sont mauvais. Ils s’accompagnent d’une bande son irritante au possible et d’effets fumeux au sens strict du terme. Au lieu de suggérer l’imminence du danger, cette approche tend à décrédibiliser les séquences. Néanmoins, ces piètres incursions n’influent pas vraiment sur la qualité du reste du métrage. On relègue bien vite ces deux passages à une maladresse née de la volonté des producteurs et non du cinéaste.
Au final, Rendez-vous avec la peur suscite le doute par le biais d’une habile réalisation. Entre le polar, le fantastique et l’épouvante, Tourneur se penche sur les fondements même de la peur. Non pour les mettre en exergue, mais pour les suggérer dans l’imaginaire du spectateur. Il en résulte une incertitude permanente soutenue par une singulière manière de l’entretenir. Tour à tour en contradictions puis en affirmation de ce que l’on a vu ou croit avoir vu précédemment. Avec une parfaite compréhension de la psychologie humaine, le réalisateur étaye une œuvre très personnelle, propre à exposer l’antithèse de son opinion pour mieux déstabiliser. Un film à l’atmosphère travaillée qui sollicite la perspective et l’intelligence de son public.
Un film de Jacques Tourneur
Avec : Dana Andrews, Peggy Cummins, Niall MacGinnis, Maurice Denham