Alice au pays des merveilles
Parfois, il n'est nul besoin de présenter une oeuvre. La simple évocation de son titre ou de son auteur suffit à faire divaguer notre imagination au gré d'images et de souvenirs inoubliables. Ce genre d'histoires est rarissime, pour ne pas dire unique. Alice au pays des merveilles est un récit intemporel qui a traversé les époques avec force et courage sans jamais lasser, sans jamais décevoir. Certes, certaines versions se démarquent aisément, mais l'ensemble apporte une vision fantasmagorique au chef d'oeuvre de Lewis Carroll. En dépit d'une sortie chaotique où la critique l'a conspué et le public passablement ignoré, le film d'Hamilton Luske produit par Disney est sans doute l'adaptation la plus connue, la plus magique et, n'ayons pas peur des mots, la meilleure.
Rien de tel qu'une petite course saugrenue pour se sécher !
Cela ne fait aucun doute et personne ne peut le contester. D'aucuns se demanderont peut-être ce qui peut rassembler autant d'individus autour d'une histoire. Car Alice au pays des merveilles se targue avant tout de réunir petits et grands sous la même bannière. Lorsque les premiers s'amuseront des personnages hauts en couleur, de cet univers absolument invraisemblable et du voyage extraordinaire d'Alice, les seconds se laisseront gagner par l'extravagance des situations dans un joyeux festival de répliques savoureuses et pas si aberrantes que cela portée par des protagonistes aussi insensés qu'attachants. Inutile de chercher une logique ou une justification dans la suite des événements, il n'y en a pas.
C'’est en cela qu'Alice au pays des merveilles touche au génie : conférer à la folie, par essence même absurde, une existence palpable à travers les errements de nos rêveries. Il suffit de se laisser porter sur le fil des séquences avec une insouciance somme toute nonchalante. Chaque scène nous permet de découvrir une facette ignorée, un nouveau niveau de compréhension dans le périple d'Alice. Lorsqu'elle s'enfonce dans le terrier du lapin blanc, ce n'est pas tant un voyage éthéré qui commence dans son esprit, mais l'exploration d'un continent mystérieux dont chacun possède la clef : l'imaginaire collectif. Ce dernier est également l'occasion d'avoir conscience du potentiel et de la connaissance du soi.
Suite et fin de Bill.
Il semble que je m'égare en une longue diatribe analytique sur la symbolique de l'oeuvre (qui est réelle) dont les multiples ramifications sont extinguibles à l'infini. Toutefois, il faudrait un livre entier pour les décrire en profondeur. Aussi, revenons au présent long-métrage et attardons-nous sur son récit. Adapter le roman de Lewis Carroll tient de la gageure, car il interpelle avant tout sur son style d'écriture et sa manière unique de faire avancer l'histoire. Si le terme décousu peut s'appliquer, il n'est nullement péjoratif dans le cas présent. Certes, le scénario est segmenté en partie distincte qui n'ont pas grand rapport entre elles, mais s'enchaînent avec fluidité et nonchalance. Les situations se succèdent avec un naturel déconcertant.
Un procédé risqué pour ne pas dire vain qui remplit allègrement son contrat. Autre effet des plus appréciables, il met en valeur les séquences toutes plus anthologiques les unes que les autres. Ainsi, on mémorise plus facilement tel ou tel passage, voire l'ensemble du récit. Alice au pays des merveilles se complaît dans notre esprit, et ce, longtemps après l'avoir vu, grâce aux chansons. Si Disney n'est pas avare de mélodies dans ses dessins animés, il faut reconnaître qu'Alice au pays des merveilles en dispose d'un nombre conséquent (quatorze si mes souvenirs sont bons, sans compter celles jamais utilisées pendant la phase de production). Un joyeux non-anniversaire, Peignons les roses en rouge, Je suis en r'tard, La course saugrenue et bien d'autres encore. Un pur régal pour les oreilles.
A… E… I… O… U… O… U… E… O… A...
Impossible d'évoquer un film Disney sans se pencher sur ses qualités graphiques. La patte de la célèbre firme, plus précisément celle de Mary Blair (Cendrillon, Peter Pan...), est perceptible à chaque plan. Des couleurs vives et chatoyantes se succèdent un panel de décors tout en nuances. Parfois sombres et menaçants où les noirs prédominent (ce qui nous laisse le loisir d'imaginer ce qu'ils cachent) ; parfois avenants et complètement folkloriques. Cet aspect met en avant l'incongru de la chose par la plus belle des manières. Enfin, n'oublions pas les animations. Splendides pour l'époque. Magnifiques et ensorcelants aujourd'hui. Les dessins « classiques » vieillissent beaucoup mieux que nos actuelles images de synthèse et se bonifient avec le temps. Dès lors, on ne parlera pas d'un charme désuet, mais d'un coup de crayon talentueux qui demeure.
Alice au pays des merveilles est également une succession de répliques cinglantes aussi farfelues que savoureuses. Les dialoguistes s'en sont donné à coeur joie. Chaque parole est l'occasion de rire, de s'émerveiller et de réfléchir à ce qui a été dit. De jeux de mots incongrus en répartie déstabilisante, les protagonistes s'amusent du non-sens de leur monde. Du dodo qui entame la course saugrenue sans se mouiller au chapelier toqué qui a perdu la boussole depuis bien longtemps en passant par la narcissique et imposante reine rouge, tous s'allient pour le plus beau et le plus incroyable festival d’absurdité qu'il nous ait été donné de contempler. Jamais une galerie de personnages n'aura été aussi folle, originale et variée que celle d'Alice au pays des merveilles.
Un joyeux non-anniversaire !
Il est maintenant temps (Le temps ! Qu’est-ce que le temps ??????) de conclure sur cette perle inestimable. Malgré un rejet de son géniteur lors de sa sortie (le film n'a pas bien fonctionné commercialement parlant), il est indéniable qu’Alice au pays des merveilles est une oeuvre avant-gardiste qui touche un public intergénérationnel tant son message est universel. Vivre dans une société de non-sens est-elle symptomatique d'une époque ou faut-il y chercher une justification dans la nature humaine ? Au-delà de ce foisonnement sous-jacent, Alice au pays des merveilles propose un voyage sans commune mesure dont vous ne ressortirez pas indemne. Indispensable. Enfin, je souhaite un joyeux non-anniversaire à tous ceux qui liront cette critique. Profitez-en, vous n'en avez que 364 par an (si l’on exclue les années bissextiles) !
Pour terminer, une petite citation de notre ami Confucius qui illustre à la fois cet univers inaltérable et, plus prosaïquement, notre époque : « Dans ce monde de fou, être fou c'est être sain d'esprit ».
Un film de Hamilton Luske, Wilfred Jackson
Avec : Kathryn Beaumont, Sterling Holloway, Ed Wynn, Jerry Colonna